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« Nous autres Européens », une philosophie politique de l’Europe

C’est un dialogue entre amis, une confrontation entre deux philosophies, une confession de deux intellectuels attachés à une Europe meurtrie. Bruno Latour et Bruno Karsenti ont mené cette discussion à l’été 2022, au domicile de Bruno Latour, alors affaibli par la maladie, qui questionne, réagit et relance son interlocuteur avec sagacité.
Selon Bruno Karsenti, la crise européenne est à la fois écologique, théologico-politique et géopolitique. Ecologique : le modèle de production qu’elle a inventé apparaît désormais comme un facteur de destruction et « l’Europe est désormais obligée de se raconter à l’aune de l’anthropocène ». Théologico-politique : la déstabilisation du monde musulman à partir de la guerre du Golfe et de la guerre civile algérienne dans les années 1990 a bousculé le rapport à la laïcité et modifié les représentations de la place de Dieu dans nos sociétés. Géopolitique : la fin de l’Union soviétique et la guerre en Ukraine ont déplacé et reconfiguré le clivage entre l’Est et l’Ouest, qui n’ont pas toujours la même définition de la nation.
Il n’y a pas que du négatif dans cette situation, observe-t-il. L’urgence climatique conduit à de nouvelles alliances, notamment entre politiques et scientifiques. Le retour au théologico-politique prouve que « la religion compte » même dans les sociétés sécularisées. Et la conception des « nationalités » de l’autre Europe interroge ce que Bruno Karsenti appelle le « processus de nationalisation » : la façon dont des groupes sociaux différents constituent une nation dans leur participation graduelle à l’élaboration des lois communes. Même si le philosophe n’ignore pas que « la nationalisation porte en elle la croix du nationalisme ».
Le dialogue est fécond, soutenu. Des concepts sont définis, comme celui de « classe-pivot », cette classe sociale autour de laquelle la mobilité d’une société moderne s’effectue. En fin de parcours, le dialogue prend un tour plus personnel. Bruno Karsenti rappelle que c’est sans doute son expérience de jeune sioniste socialiste dans un kibboutz des années 1980, une unité collective de production « plus Tolstoï que Lénine » se souvient-il, qui l’a conduit à voir l’Europe de cette manière. Pourquoi ? Parce qu’Israël prend sa source dans le continent européen tel qu’il a été repensé, avec le sionisme et l’épreuve de la Shoah. Mais aussi, dit-il, parce que son Etat « se légitime par la diaspora ».
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